Il est difficile de rendre compte de l’expérience du myope, puisque l’esprit cherche avant tout à identifier des formes, repérer des frontières nettes et nommer. La myopie brouillant les lignes, présente une collection d’objets qu’on ne parvient pas à vraiment décrire : amas de formes vagues, bloc de couleur informe, mouvement général que l’attention, comme pour la vision périphérique, a tendance à mettre de côté. La mémoire est peu marquée par ces visions indéterminées, qui tombent rapidement dans l’oubli. On ne les rapporte que par des approximations, sorte de vision de la buée, du cotonneux, du brouillard, le myope fait l’expérience du mal voir qui est aussi un mal dire, puisque la parole ne peut désigner que des objets bien identifiés. Ce pourquoi Dominique Château le compare à la saisie d’un savon mouillé dans une baignoire.

L’expérience de la myopie est une expérience plutôt gênante, un défaut à corriger, par le port de lunettes ou l’usage du laser. Il contrevient à notre désir de voir, d’avoir une vision nette, dont Freud fait même un désir propre : la pulsion scopique. Toute vision est attention portée sur un centre, concentration sur un point (punctum), et rejet dans un hors champ du secondaire, opération de découpage de ce qui intéresse et ce qui est négligeable, ce dernier étant relégué en périphérie (studium). Absence de point et de centre, le regard myope contrevient à ce partage. Il est placé sous le signe de l’indétermination. La myopie connaît l’angoisse du flou, la peur de ne plus voir, du monde passé à la machine, dont les frontières sont brouillées. Dans notre rapport pratique et technique au monde : regarder un panneau signalétique (« sortie Metz »), égrener les lettres de l’ophtalmologue (VKCNR), identifier un visage (ami ou ennemi), la myopie est un défaut. Elle nous force à appréhender le monde à tâtons.

Cette angoisse du myope est très bien mise en valeur dans le court chapitre L’opticienne du film documentaire 24 portraits d’Alain Cavalier. L’opticienne, comme le chirurgien ophtalmologiste (dont il faisait le portrait dans Vies), sont des alliés dans cette lutte contre le brouillard, cette dégénérescence inéluctable de la vue.

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