Voir l’invisible

Des nombreuses statues en bronze de l’Antiquité qui ont coulé en eaux profondes, certaines renaissent à la lumière sans leurs yeux de marbre, verre ou pierres précieuses. Ainsi, leurs orbites noires gardent avec d’autant plus d’intensité leurs secrets. Leur corps puissant m’évoque les Dieux et les héros d’Homère que les Grecs, selon Oscar Wilde, prétendirent aveugles pour mieux faire entendre que la poésie ne doit pas être visuelle, mais auditive.

Au chant XI de l’Odyssée, Ulysse descend au royaume des morts pour y rencontrer Tirésias, personnage emblématique qui tient sa cécité soit d’Athéna, mise à nue par son regard, soit d’Héra, percée à jour, et à qui Zeus, en compensation, a accordé le don de prophétie. Tirésias ne voit que les ténèbres mais, en lui, vit la force du vrai ; il se contente de transcrire ses visions intérieures.

Les yeux meurtris

Dans le théâtre grec, tout est régi par le soleil afin de mieux nourrir le combat entre lumière et ténèbres. Le langage divinatoire y est double, obscur, et les prophéties doivent mener au constat sans fard de la réalité. Œdipe, roi de Thèbes, pense y échapper, mais voit se dévoiler son identité. Sa quête de révélation le conduit à se crever les yeux pour n’avoir pas su lire les oracles. Sur celui qui a voulu ne rien laisser dans l’ombre s’abat un nuage de ténèbres. L’aveugle erre ensuite avec les yeux d’une autre, sa fille Antigone, qui implore le chœur les yeux dans les yeux avant de quitter la lumière pour un cachot et de scander : « Voyez moi suivre mon dernier chemin […], voyez moi donner un dernier regard à l’éclat du soleil, et tout sera fini. Hadès m’emmène vivante aux bords de l’Achéron. »