Vous êtes un jeune ophtalmologue de plus de trente-cinq ans ? Vous avez été formé à la chirurgie au laser femtoseconde et à l’optique ondulatoire pour vous retrouver à prescrire des lunettes à la chaîne dans l’entresol d’un préfabriqué à Osny ? Vous rêviez d’un appartement à moulures avec vue sur les Tuileries, et votre salaire d’interne hospitalier smicard+ ne vous donne droit qu’à un placard à balais mansardé d’où il faudra écrire vos trois articles mensuels ? Vous vous êtes épuisés pendant 6 ans pour intégrer le haut du classement au concours national, et occupez vos lendemains de garde à courir le cachet en remplacements pour pouvoir inviter votre conjoint(e) en week-end au Novotel du Touquet ? Vous avez opté pour l’installation libérale et vous vous retrouvez étouffé de charges, de crédits, de procès ou d’associés-zombies se ruant sur la première chirurgie égarée comme des mortsvivants sur la chair fraîche dans The Walking Dead ? Si nos vies de jeunes ophtalmologues en quête de sens ne manquent pas d’un certain romantisme noir, celui-ci peut parfois ressusciter l’atmosphère des films de George A. Romero ou des ruelles cafardeuses des Mystères de Paris d’Eugène Sue. Poursuivons.

« L’ophtalmologie, reine des spécialités » titrait France Info dans un article du 21 septembre annonçant les choix des nouveaux internes reçus à l’Examen Classant National (ex-internat), suivi d’une courte phrase d’ouverture, désenchantée : « L’ophtalmologie arrive en tête, comme d’habitude, dans le choix des futurs médecins. » Il n’y a même plus de suspense. Le pigiste dépressif n’essaye pas plus de feindre la surprise que s’il écrivait une dépêche AFP sur la énième victoire amphétaminée de Rafael Nadal à Roland Garros, sa langueur monotone bercée par la locution fataliste « comme d’habitude ». Pourquoi ce plébiscite, cette popularité insolente, cette préférence jamais démentie ? Poissy, Centre hospitalier – Hiver 2007 : avant de tester par hasard un semestre enneigé d’internat d’ophtalmologie au sein d’une équipe ravissante et animée qui prenait encore le temps de connaître le métier de ses patients, je n’avais moi-même ressenti aucun penchant pour cette belle spécialité obscure, se pratiquant d’ailleurs dans l’obscurité, et d’apparence limitée à un organe minuscule. Car oui, à cette époque devenue vintage, il était d’usage de vagabonder paisiblement, à saute-mouton, parmi différentes disciplines chirurgicales (quatre pour être précis) ; et c’est seulement à l’issue de ces quatre disciplines librement choisies qu’il fallait fixer son choix sur l’une d’entre elles. Just go with the flow ! Quelle joie de mener successivement la vie monacale d’un chirurgien de la main et ses neuf gardes mensuelles, d’un ORL ou d’un maxillo-facial, le temps d’un semestre, sans se lasser ou si peu, se laissant naïvement porter par le courant quasi-libertaire d’un début d’internat ménageant encore un peu de place au hasard, choisissant sa spécialité à la grâce d’une rencontre ou de déterminants irrationnels, comme autant de fenêtres entrouvertes sur des vies non vécues. L’étudiant était une cellule souche totipotente retardant toujours plus sa différenciation en cellule spécialisée. Aujourd’hui, avec la « filiarisation » généralisée des disciplines chirurgicales, vous êtes une cellule souche priée de se différencier sans traîner.

Ce vagabondage insouciant n’est plus possible ; vous êtes sommés de choisir, et que ce choix soit le bon.
– Signez ici.
– Sans jamais avoir essayé la spécialité ?
– Parfaitement.
– Mais si ça ne me plaît pas ?
– Vous aurez un « droit au remords », et un seul, pour une autre spécialité [que vous ne connaissez probablement pas davantage].
– Et si je ne suis pas sûr de mon choix ?
– Ha ha ha ha ! [rire sardonique de l’employé administratif moustachu en bras de chemise de l’ARS]. Ce monde n’est pas fait pour les gens qui manquent d’assurance !

Les jeunes ophtalmologues ont donc de beaux jours devant eux. Mais rares sont ceux qui ont pu expérimenter la spécialité pendant leurs stages d’externat. L’ophtalmologie reste, année après année, choisie essentiellement sur sa seule réputation ; cette réputation est malheureusement excellente.
Pourquoi ? En théorie pour un ensemble de raisons plus ou moins avouables alliant espoir de ressources matérielles faciles, de qualité de vie préservée, d’installation aisée et autres cotations avantageuses de la sécurité sociale. À quoi il faudrait ajouter que l’offre de soins reste très inférieure à la demande, assurance de patients toujours plus nombreux, et proportionnellement au degré d’éloignement d’un centre-ville. Les choses pourraient lentement changer néanmoins, avec la décote régulière d’actes couramment pratiqués, les débuts de la délégation des lunettes aux orthoptistes (voire aux opticiens), et surtout le développement massif en grande banlieue ou dans les déserts médicaux de « centres ophtalmologiques – champignons », stakhanovistes et cyniques, où le médecin, aussi anonyme qu’interchangeable, devient doucement un prestataire de service comme un autre.

Les jeunes ophtalmologues ont encore de beaux jours devant eux. De beaux jours monotones.